AMALF Locale

De la RECONNAISSANCE

Dix hommes, mis au ban, bannis de toute société en raison d’une lèpre qui les ronge apprennent qu’un maître guérisseur de Galilée passe, non loin de leur lieu de réclusion. L’occasion est trop belle pour la laisser passer : les dix se précipitent aux pieds du guérisseur et le supplient ; celui-ci ne s’attarde pas en cérémonies, il les envoie se montrer aux prêtres et, encore en chemin, tous sont purifiés (Luc 17 : 11-19). 

Wassiatou, née el 1983 au Bénin est, elle aussi, marquée par un stigmate, celui de la migration : hors de chez elle, sans feu ni lieu depuis des semaines, elle ne trouve plus, elle non plus, de société à laquelle appartenir. Elle charrie de lourdes blessures morales et physiques : c’est ainsi qu’elle porte sa « lèpre ». Mais, passant cet automne à la Halte, dans le VI ème arrondissement de Paris, elle rencontre l’un de nos soignants, Roger, bien à son poste, membre de l’équipe d’AMALF LOCALE PARIS. Une fois prise en charge et soulagée, Roger., fait un courrier pour un accueil rapide, vers une structure hospitalière parisienne, pour des soins ciblés et spécialisés. 

Dix hommes, dix parias, purifiés par un maître galiléen de passage ; dix hommes réhabilités, réintégrés dans la société des humains, mais un seul songe, avant de voir le prêtre, avant de demander l’autorisation des « officiels » à retrouver un foyer, parmi les leurs, à venir remercier l’artisan de sa guérison, à louer Dieu, plutôt que de quêter l’aval de ses représentants agréés. Un ancien proverbe allemand déclare que la reconnaissance ne pousse qu’en bonne terre… 

Wassiatou porte un « terreau fertile et riche » : accueillie, soignée, guérie, elle n’a pas oublié d’exprimer, en retour, sa gratitude. Elle a envoyé plusieurs messages de remerciement à Roger, qui l’avait recueillie et orientée vers les personnes adéquates, pour recevoir les traitements et, enfin, guérir. 

Dix lépreux ont été purifiés par le Christ, un seul est revenu à lui. A celui-là, Jésus dit : « Relève- toi et va ; ta foi t’a sauvé » (Luc 17 : 19). Dix hommes, dix parias, dix purifiés, mais un seul achève son parcours vers la guérison, en ajoutant la reconnaissance aux remèdes christiques, un remède supplémentaire que lui seul pouvait (se) prodiguer.

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Mais l’histoire de Wassiatou révèle également l’écart grandissant entre le « droit et la réalité 1  ». D’une part, parce que de nouvelles causes de migrations apparaissent, qui sont encore assez largement ignorées par le droit. L’exemple des migrations dites environnementales est souvent cité, à ce titre. Alors que ces migrations concernaient, pour la seule année 2017, près de 20 millions de personnes, aucune catégorie juridique de "migrants environnementaux" ou de "réfugiés climatiques" n’a été créée. Le récent Pacte mondial sur les réfugiés n’y fait, quant à lui, que deux très brèves allusions.

D’autre part, parce que les catégories existantes se distinguent in fine les unes des autres par un seul critère, qui tient à la cause de la migration. Pour espérer entrer dans une catégorie et obtenir un titre de séjour, un migrant doit être un travailleur 2 , ou un étudiant, ou un chercheur, ou un réfugié, etc. En cela, la catégorisation actuelle des migrants tend à oublier que les "Hommes de pays loin", pour reprendre un terme de Jacques Prévert, ont souvent été poussés sur les chemins de l’exil par des vents contraires. 

La reconnaissance de Wassiatou nous a interpellés !

Sommes-nous conscients de notre responsabilité, envers nos sœurs et nos frères humains ?

Si demain, nous devions migrer en tant que Français ou Européens pour des raisons climatiques ou politiques, serions-nous capables de respect des coutumes, des religions des croyances de nos hôtes ? Serions-nous capables de reconnaissance, pour leur accueil et leur bienveillance ? Et demain, comment allons nous continuer la tâche, l’accueil de soin si vous qui me lisez, n’êtes pas présent comme Roger l’a été à Paris ?


EQUIPE AMALF PARIS


Biblio :


2 https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/271045-les-categories-de-migrants-refugies-etudiants-sans-papiers 

3 https://www.vie-publique.fr/catalogue/24090-leurope-face-au-choc-des-migrations : L’Europe face au Choc des Migrants Auteur(s) : Corinne Balleix ; Mélodie Beaujeu ; Christophe Bertossi ; Abdelwahab Biad ; Yasmine Bouagga ; Jean-Yves Camus ; Anna Cherner-Drieux ; Claire Cosquer ; Jean-François Drevet ; Hadrien Dubucs ; Nora El Qadim ; Thibaut Fleury Graff ; Paul Gradvohl ; Thomas Lacroix ; Hervé Le Bras ; Jean-Paul Pancracio ; Antoine Pécoud ; François Roubaud ; Ioannis Stribis ; Serge Sur Éditeur : La Documentation française

L'Aide aux démunis continue dans le 1er arrondissement de paris

le prix d'une paire de chaussettes...

L’Albanie… c’est là d’où je viens, c’est là où j’ai chaud. Là-bas, je n’étais jamais loin de la mer, où le regard peut fuir toujours plus loin, par-delà l’horizon, où le vent caressant les eaux, rafraîchissait mon visage, où je marchais, enfonçant mes orteils dans le sable…

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C’était il y a sept ans. Mais ce matin, j’ai froid –j’ai froid depuis sept ans ; depuis sept ans, le vent me brûle, chaque hiver, il me mord le visage ; depuis sept ans, le béton lisse, uniforme et dur garde mes orteils à sa surface, ne me permettant plus de les enfoncer dans la terre, un peu comme cette ville, Paris, grise et glacée qui, elle aussi, me maintient à sa surface, sans me permettre vraiment d’y entrer. Je suis là, mais le monde semble-t-il, s’est dérobé : tant de visages passent devant moi, tous les jours, autant de masques impénétrables ; je les vois, doués de parole, d’une langue qui demeure inconnue, pour moi. Personne ne parle l’albanais et je ne parle la langue de personne. Depuis sept ans, je suis privé de la parole, tout en sachant pourtant parler. Depuis sept ans, je suis comme en suspension, hors de ce monde, dont je suis cependant prisonnier. L’Albanie est si loin ! L’Albanie est à sept années de moi, sept ans passés.

Mais cette nuit, l’Albanie, sans le savoir, m’a rejoint, un peu. Qui est-il, ce compagnon, venu partager un petit coin de béton ? Il n’est pas albanais, je l’ai vu tout-de-suite, il m’a néanmoins rendu un peu de la chaleur de mon pays –j’avais oublié… Il parlait, je ne comprenais rien, mais je savais que tous ces mots, qui s’échappaient de son sourire, n’étaient rien que pour moi : je n’étais plus seul, j’étais enfin quelque part où je pouvais –presque– me sentir chez moi, parce qu’ici, maintenant, il y avait quelqu’un qui fabriquait des mots, pour que je les entende. Il m’a parlé toute la nuit –s’est-il aperçu que je ne comprenais pas ?

Le matin est venu. Mes orteils, je n’y pensai pas de la nuit, à présent je ne les sentais plus. Le soleil s’est posé sur nous et mes pieds ont commencé de me faire mal ; la lumière révélait les chairs blanches et bleues et que sais-je, encore ? –je ne voulais pas regarder, j’avais peur et j’avais mal, mais mon compagnon s’est agité, il s’est mis à parler fort ; je n’y comprenais rien. Il dessinait un dix-huit, avec son doigt, il disait « arrondissement », « Porte de la Chapelle » et d’autres choses encore, autant de mots qui, comme tous les autres, n’avaient à mes oreilles, aucun sens. Mais lui insistait, parlait de plus en plus fort, il commençait à me faire peur : mes pieds avaient-ils pourris ? Aurai-je la gangrène ?... Je n’osais les regarder, le peu que j’en avais vu m’avait révulsé : de telles immondices ne pouvaient appartenir à mon corps ! Je voulais me laisser moisir, de toute façon, je n’avais pas d’avenir, ici et l’Albanie était si loin !

Je ne sais plus, ensuite, comment mon compagnon a réussi à me traîner jusqu’aux blouses blanches, devant lesquelles je me suis retrouvé. Je protestai comme je pouvais, j’essayais de leur faire comprendre que je n’avais pas d’argent, nous étions un dimanche matin, jamais je n’aurais les moyens de payer. On semblait ignorer mes protestations, je ne me sentais pas bien du tout, mes pieds me relançaient sans cesse, douleur accrue par la honte de me faire examiner par ces gens et par la peur, aussi : en sept ans, j’ai appris que la vie humaine, à Paris, ne valait pas le prix d’un sandwich, raison pour laquelle je voyais devant moi passer, tous les jours, tant de gens qui me laissaient me faire dévorer par la faim, alors que pourraient bien faire ces gens pour moi ? Et quand bien même : à la fin, je retournerais dans la rue –soigné, sans doute, mais au froid, encore… Ce qu’il me faudrait, c’est une paire de chaussettes, mais on dirait qu’ici on les obtient encore plus difficilement qu’un sandwich ! Voilà, tout ce que m’inspiraient ces cinq blouses blanches affairées à je ne sais quoi ; mais au fur et à mesure que l’on soignait mes pieds et que mon corps se réchauffait, je me suis aperçu qu’au-dessus des blouses, il y avait des sourires, des yeux tranquilles et bienveillants ; j’avais de moins en moins mal, je me sentais revivre à tous les endroits où la mort, depuis la veille, avait essayé de se frayer un passage en moi. On aurait dit qu’ils savaient tout de ma douleur, sans que j’aie besoin de le leur dire –lisaient-ils dans mes pensées ? Je restai là, assis, à me faire soigner et, pour une fois, ma fierté me laissait tranquille, je me sentais bien et c’était tout –cela aurait pu durer toute la vie et je ne l’aurais pas vue passer. Je contemplais, au-dessus des têtes affairées, ces cinq lettres : A-M-A-L-F –que pouvaient-elles bien signifier ? Disons que pour moi, à ce moment-là, elles disaient : « Tu comptes, nous te voulons en bonne santé, c’est pourquoi nous te soignons ».

Un docteur me baragouina quelque chose que je ne saisis pas, sinon qu’il finit sa phrase par « Monsieur » : je sais qu’ici c’est une façon de montrer du respect à quelqu’un, que de l’appeler comme ça et cela faisait si longtemps, que je n’avais pas goûté à la considération… Le docteur me faisait signe de la main, en me parlant, je compris qu’il faillait le suivre –contre un peu de respect, qui ne suivrait-on pas ? On me fait asseoir à nouveau, on saisit mes pieds, on les entoure d’un pansement ; je songe que cela me protégera un peu du froid, dans mes chaussures trouées, pour une partie de la journée… Tout à ma réflexion, une sensation laineuse vient serrer mes pieds, puis mes chevilles et je sens soudainement, avec la chaleur, la douceur m’entourer : on m’a enfilé une paire de chaussettes –ils lisaient bel et bien dans mes pensées ! Je n’ose y croire, mais avant que je n’aie le temps de réaliser, ni de me demander comment je paierais, je me retrouve dehors, avec mon compagnon de la veille. J’aurais cru à un rêve, si je ne pouvais désormais, marcher sans boiter. Nous nous éloignons, mais une blouse blanche nous cours après, en criant –« ça y est, il va falloir payer ! c’était trop beau ! » Mais en nous rejoignant, je vois de nouveau un sourire fendre le visage qui surmonte la blouse blanche et l’homme nous tend, à mon compagnon et à moi, deux petits paquets, nous les déballons : ce sont des sandwichs ! J’ai relevé la tête, mais le docteur était déjà reparti –j’en étais presque heureux, d’ailleurs, j’aurais eu honte qu’il me voie pleurer.

Avant de partir, on compagnon et moi laissons notre regard se reposer sur l’enseigne du lieu où nous avons été soigné. Je veux m’imprégner un peu de cet endroit, je veux m’en souvenir, quand j’aurai repris la route, car maintenant, je sens en moi le courage de repartir. J’essaie aussi d’imprimer dans ma mémoire les visages, qui m’ont accueilli –oh, que je ne les oublie jamais ! Ils ont été ceux qui m’ont soigné sans me demander de comptes, sans me jeter leur mépris à la face –bien au contraire, je me suis senti être quelqu’un, avec eux. Ils ne m’ont pas demandé d’argent : le prix d’une paire de chaussettes, le prix d’un sandwich étaient simplement le besoin que j’en avais. Mon compagnon de trottoir me montre les lettres de l’enseigne –des lettres, encore !– : A-D-R-A. Puis il me montre son sandwich : je comprends qu’ils sont liés. Il m’offre, une nouvelle fois, une abondance d’explications, que je ne saisis pas davantage que les précédentes. Je ne saurai peut-être jamais ce que signifient ces quatre lettres, mais en ce matin de dimanche, à l’heure où il n’y a aucune chance, à Paris, de recevoir une pièce, pour espérer manger dans la journée, ou seulement le lendemain, elles m’auront procuré, en quelque sorte, un vrai repas.

Alors que j’ai repris la route, je repense, encore et encore, à mon compagnon d’infortune, qui m’a relevé de mon trottoir, aux gens en blouse blanche, avec leur indestructible sourire, qui se sont affairés pour moi, comme si j’avais été le dernier homme sur terre, comme s’ils voyaient en moi l’humanité entière à « réparer », à préserver et ces cinq lettres que je contemplais, qui m’hypnotisaient presque : « AMALF » –tandis que l’on me soignait. Elles aussi, me resteront hermétiques, certainement… Qu’importe ! pour moi, à jamais, elles ne voudront dire qu’une seule chose : « Amour ».

 

Ecrit par Xavier Georges Rousset, pour l’AMALF Locale France

Avec la complicité de Luce, Roger, Lionel et tous ceux qui à leurs côtés ont accompagné, soigné et aidé.

                                                                   

Décembre 2020

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